Ecrit par Jean-Baptiste Merlin, Jean Albert Esq – Edité: Caroline Mazzoni
Mardi, 13 Novembre 2007 00:00
L’INSTITUTION MILITAIRE ET LA DEMOCRATIE AUX ÎLES FIDJI: UNE RELATION AMBIGUË
Les Îles Fidji, ex colonie britannique, ont pris le chemin de la démocratie depuis leur indépendance en 1970.Cependant, d’une démocratie saine et apaisée au début des années 1970, la situation politique du pays est devenuede plus en plus instable, à la faveur des tensions existant entre les deux communautés principales que sont la communautéfidjienne aborigène et la communauté indienne. L’escalade de tension aboutit au premier coup d’Etat de 1987 quiconsacre une nouvelle dimension à l’instabilité politique du pays. En effet, le coup d’Etat, au lieu d’être un faitisolé et perçu en tant que tel, a au contraire engendré l’idée qu’il pouvait devenir un instrument accepté derésolution des différends politiques1.
Les enjeux d’un conflit permanent
Jusqu’alors, la démocratie offrait un cadre de lutte constructif et pacifié entre les intérêts des différentes communautés, jouant en quelque sorte un rôle de lubrifiant dans les relations sociales intercommunautaires. Or, la montée des tensions est liée à une revendication de reconnaissance de lacommunauté indienne face à la communauté fidjienne aborigène. La reconnaissance formelle des droitsdes différentes communautés est ainsi la cause ou la justification principale, dans un sens ou dansl’autre, de ces coups d’États successifs perpétrés depuis 1987. Ceux-ci témoignent en fait d’unetransition démocratique toujours inachevée. Même le quatrième et dernier coup de décembre 2006 estindirectement lié à cette question. L’enjeu constitutionnel y est important. En tant que pierreangulaire de l’édifice juridique, la constitution constitue un champ de bataille privilégié pourles revendications et désirs de reconnaissance des différentes communautés.
Le coup d’Etat militaire perpétré en décembre 2006 puise ses racines dans le précédent coup de 20002.
A cette date, le chef d’une milice locale George Speight mène un coup d’Etat qui aboutit à renverser le Premier Ministre élu, l’Indien Mahendra Chaudhry. Une des motivations premières de cet acte sembleêtre l’accession d’un membre de la communauté indienne au poste de Premier Ministre3. Déjà en 1987, »le coup d’Etat » renversait un gouvernement dont nombre de ministères clés étaient détenus par des Indiens.Contrairement à celui de 1987, le coup d’Etat de 2000 mené par George Speight n’a pas été suivi par l’armée.Le Commandant des Forces Militaires Fidjiennes Josaia Voreqe (Frank) Bainimarama (ci-après « Bainimara ») reprendle pouvoir par la force mais au lieu de réintégrer Mahendra Chaudhry à son poste, il instaure la loi martialeet participe à la mise en place d’un gouvernement intérimaire en attendant la tenue d’élections multi-partites.
Avec l’accord du président Ratu Josefa Iloilo4, le gouvernement intérimaire est mené par le Premier MinistreLaisenia Qarase (ci après le « gouvernement Qarase »). Il sera élu en 2001 puis réélu en 2006, aucours d’élections validées par des observateurs internationaux dépêchés par les Nations Unies,le Commonwealth britannique et l’Union européenne5. Ce gouvernement permet un retour à une relative stabilité démocratique.
Au fil du temps, les relations entre Bainiarama et le gouvernement Qarase se tendent, notamment à propos de la politique de clémence adoptée à l’encontre des personnes impliquées dans le coup d’Etat de 2000. Frank Bainiarama s’oppose notamment farouchement à une proposition de loi remettant en cause l’illégalité du coup d’Etat de 2000. Il indique que pour lui une telle loi validerait le recours au coup d’Etat, entérinerait donc une violation de la constitution et le mépris de la loi en général.Elle serait par ailleurs préjudiciable au développement de son pays.
Le gouvernement ne cède pas et poursuit son action de «légalisation» du coup d’Etat de 2000.Quelques tentatives de compromis entre le gouvernement et Bainimarama, qui pose un ultimatumau Premier Ministre, échouent6. Cela incite Bainimarama à rompre le jeu démocratique et à avoirlui-même recours à l’instrument dont il dénonce l’illégalité : «le coup d’Etat». Il renverse legouvernement Qarase le 5 décembre 2006 et contraint le Président Ratu Josefa Iloilo, qui démissionnera peu après, à dissoudre l’Assemblée7. Bainimarama prend alors la fonction de Président intérimaire. Suiteà des tractations entre Frank Bainimarama et Ratu Josefa Lloilo, ce dernier est rétabli dans ses fonctions le 4 janvier 2007 et nomme Bainimarama Premier Ministre peu après.
La question des rapports problématiques entre l’institution militaire et la démocratie se trouve ici actualisée avec un degré d’acuité accru, du fait du rôle ambigu de Bainimarama. Réagissant contre un coup d’Etat qui remettait en cause l’égalité entre communautés, Bainimarama n’en est pas moins amené à perpétrer à son tour ce qu’il dénonçait auparavant comme illégal, et à renverser un gouvernement élu,pour occuper les places d’abord de Président puis de Premier Ministre. L’impasse où il se trouvait l’apoussé lui-même au coup d’Etat. Cette impasse souligne l’absence de modes démocratiques satisfaisantsde résolution des conflits politiques. Par ailleurs, Bainimarama ne se serait peut-être pas opposé à latenue d’un référendum sur la question du coup d’Etat de 2000. Il va cependant de soi que cela ne l’excusepas pour autant.
Malgré l’apparente conservation des institutions démocratiques après le coup d’Etat, et quelqu’ambiguëque puisse paraître l’action de l’armée, celle-ci a provoqué le renversement d’un gouvernement élu eta interrompu de ce fait le cours de la vie démocratique aux Îles Fidji. De plus, la position actuellede Bainimarama, successivement Président puis Premier Ministre, ajoute un risque réel d’enracinementd’une situation de fait non validée démocratiquement. L’ambiguïté de la situation actuelle n’est passans engendrer l’inquiétude quant à l’avenir. De fait, les événements de décembre 2006 hypothèquent unetransition démocratique encore fragile. La déclaration d’état d’urgence et le rétablissement de la loimartiale en septembre 2007 viennent conforter cette inquiétude.
Elections et continuité démocratique
Toutefois, Bainimarama s’est voulu rassurant lors de sa déclaration à la 62e session de l’Assemblée Généraledes Nations-Unies, le 28 septembre 20078. Gageons que ces mots rassurants seront suivis d’actions concrètes.Parmi ces actions concrètes, il s’agit de 1) rassurer une population effrayée; 2) viser à rétablir lejeu démocratique ; 3) assurer la continuité démocratique.
Pour ce faire, il conviendrait par exemple de mettre en place une Commission de transition démocratique,un acteur valable et légitime pour une évolution de la situation en faveur d’une démocratie saine,transparente et pérenne. Cette commission se fixerait des objectifs allant dans ce sens, par exemple:
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Mener une réflexion approfondie sur la problématique des coups d’Etat, notamment ceux de 1987, afin d’éviter d’autres répétitions de ceux-ci;
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engager un processus de réconciliation entre les différentes communautés;
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élaborer une feuille de route pour le retour démocratique;
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mettre en place une coopération avec des organisations internationales dont le rôle serait de valider le retour démocratique;
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travailler à la possibilité d’une réforme constitutionnelle, avec notamment une place accrue accordée auxprocédures référendaires comme forme d’arbitrage démocratique en cas de tensions importantes, ainsi quela création d’une seconde chambre législative afin de limiter les changements législatifs brusques;
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mener une réflexion et un suivi sur la place et le rôle de l’armée après le retour à la démocratie.En effet, et de façon parallèle à la mise en place de la Commission, l’évolution politique dans un sensdémocratique ne peut avoir lieu avant que la place et le rôle de l’armée soient clarifiés.Cette réflexion doit permettre, par une mise en perspective, la pleine intelligence des tenants etaboutissants de la première grande atteinte à la démocratie fidjienne que fut le coup d’Etat de 1987.Elle doit par ailleurs faire une place particulière à la spécificité de l’armée Fidjienne.
Fidji présente en effet le cas particulier d’une armée hypertrophiée. C’est l’armée la plusimportante des Etats insulaires du Pacifique. Ce fait résulte d’un héritage historique, notammentsous la période coloniale britannique. Aujourd’hui, cette situation est entretenue par la forteimplication de militaires fidjiens (y compris retraités) sur la scène internationale au serviced’organisations internationales, officiellement ou sous forme de mercenariat. Les contingentsfidjiens au service des Nations-Unies, notamment au sein de missions humanitaires ou de maintien dela paix, sont importants proportionnellement à la taille du pays. On retrouve aussi les militairesfidjiens dans toutes les zones de conflits. Par conséquent, l’armée fidjienne est non seulement trèsentraînée, dispose de matériel moderne et performant mais constitue aussi une force économique nonnégligeable pour le pays.