Ecrit par Jean-Baptiste Merlin
Jeudi, 12 Mars 2015 14:04
Roza Tuletaeva (née le 10 décembre 1966) est une défenseuse des droits de l’homme kazakhe et l’une des leaders de la grève de travailleurs de la société pétrolière OzenMunaiGaz à Janaozen, dans la région pétrolière du Manguistaou au Kazakhstan, près de la mer Caspienne. Les grévistes revendiquaient des conditions de salaire dignes, notamment le paiement d’arriérés de salaire et une augmentation de salaire.
Le cas de Roza Tuletaeva pose la question sensible du respect des standards internationaux en matière de droits de l’homme et de droits des travailleurs pétroliers dans un pays post-communiste dont l’économie repose en grande partie sur la production d’hydrocarbures.
Contexte et condamnation de Roza en vertu du droit interne
Le mouvement de protestation des travailleurs de Janaozen a commencé en mai 2011 et a culminé les 16-17 décembre 2011 avec l’intervention brutale de la police contre les manifestants qui occupaient la place centrale de Janaozen depuis plusieurs semaines et où les commémorations étaient prévues pour le vingtième anniversaire de l’indépendance du pays. A l’issue d’une opération disproportionnée de rétablissement de l’ordre ayant fait 16 morts, les meneurs du mouvement, dont Roza, ont été arrêtés et une série de procédures judiciaires ont été lancées à leur encontre.
Après un procès dont la régularité procédurale a été hautement contestée par les commentateurs[1], Roza a été condamnée le 4 juin 2012 par la Cour d’Aktau à sept ans d’emprisonnement en vertu de l’article 241 du Code pénal du Kazakhstan pour organisation de soulèvement de masse. En juin 2012, un autre procès à son encontre a été initié par le Service de sécurité nationale pour « incitation à l’inimité sociale » en vertu de l’article 164 du Code pénal du Kazakhstan. Au cours des procédures judiciaires, Roza s’est plainte de subir des tortures durant sa détention afin de lui extorquer des aveux. Elle a témoigné en ce sens le 16 avril 2012. Le 25 novembre 2014, après un premier recours infructueux, le Tribunal régional du Manguistaou a ordonné en appel la libération conditionnelle de Roza de la colonie pénale où elle avait été transférée en janvier 2014. Cette libération intervient peu après le débat du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à propos de son examen de la situation des droits de l’homme au Kazakhstan dans le cadre de l’examen périodique universel, le 30 octobre 2014[2].
De manière plus inquiétante encore, la réaction des autorités à ce qui représente le premier grand mouvement de contestation sociale depuis l’indépendance du pays en 1991 s’est également manifestée sur le terrain législatif. Le 27 juin 2014 a été promulguée une nouvelle Loi sur les syndicats qui restreint les capacités de négociation des syndicats issus en particulier des secteurs pétrolier et minière. Elle tend à muer les syndicats en organisations unifiées bannissant toute dissidence. De plus, une nouvelle réforme du Code pénal, entrée en vigueur en janvier 2015, instaure une condamnation pour provocation de différends dans le domaine du travail, et est applicable uniquement à l’égard des responsables syndicaux. Egalement amendé, le Code des infractions administratives permet désormais de suspendre les activités d’ONG pour des violations mineures du droit, y compris pour la poursuite d’activités légales mais non spécifiées dans leur statut. Cette nouvelle législation restrictive s’inscrit à bien des égards en violation des standards internationaux reflétés par les Pactes internationaux de 1966 et autres instruments universels ainsi que des engagements internationaux du Kazakhstan auprès de l’Organisation internationale du Travail. Le gouvernement se dote ainsi des outils juridiques lui permettant à l’avenir de réitérer sa politique répressive de manière parfaitement légale au regard du droit interne bien que non conforme aux obligations et standards internationaux pertinents.
La réaction de l’Etat au mouvement de grève de Janaozen est donc passée par la répression et les arrestations policières, la détention et le procès des meneurs du mouvement, leur emprisonnement puis, dans le cas de Roza, leur libération conditionnelle. Dans un second temps, le mouvement a également provoqué une réponse législative des autorités qui ont amendé la législation pertinente.
Caractérisation juridique, en droit international, de la réponse des autorités au mouvement
Le droit international des droits de l’homme régit certains faits ou allégations concernant les revendications des grévistes ainsi que la réaction des autorités face au mouvement puis lors de la phase des procédures judiciaires intentées contre certains leaders des grévistes. Les revendications des grévistes à l’origine du mouvement portaient sur des questions de droit du travail : salaire digne (arriérés et demandes d’augmentations) et conditions de travail. La dégénérescence de la grève en mouvement élargi de protestation assorti d’une occupation permanente de la place centrale a été provoquée par le refus des autorités de négocier à propos des revendications. Son inflexibilité s’est doublée d’une manipulation de l’information et de propagande dans un but de décrédibiliser le mouvement. Concernant la réponse du gouvernement à partir de la répression des 16-17 décembre 2011, il faut y inclure la répression brutale et disproportionnée de l’occupation de la place par les manifestants en tant que violation patente de la liberté d’assemblée, ainsi que les irrégularités dans les procédures judiciaires intentées à l’encontre des principaux leaders du mouvement (violation des droits élémentaires de l’accusé, etc.). Les conditions de détention des accusés ont également fait l’objet de critiques, avec des allégations de torture. Ainsi, tant les forces de l’ordre que le pouvoir judiciaire semblent pouvoir être mis en cause dans l’échec de l’Etat de garantir certains droits de l’homme à ses citoyens.
Les droits de l’homme en cause sont couverts par divers instruments du droit international. Les conditions de travail dénoncées dans les compagnies d’exploitation pétrolière de Janaozen doivent être appréciées à l’aune des standards internationaux établis par l’O.I.T. en matière de droit du travail. La liberté d’assemblée est garantie par l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ainsi que par l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966[3]. La prohibition de la torture peut être raisonnablement considérée comme ayant plusieurs sources en droit international : à la source conventionnelle évidente[4] s’ajoute un caractère coutumier[5] et certains y voient même une norme impérative ou du jus cogens[6]. A l’occasion du premier examen du Kazakhstan dans le cadre de la procédure d’examen périodique universel, un rapport de 2009 dénonçait la torture comme trop répandue et trop peu réprimée par le droit interne du pays.[7] Quant aux standards relatifs au droit à un procès équitable, ils sont fixés en l’espèce par les articles 11 à 15 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966[8]. Dans la mesure où le Kazakhstan n’est pas membre du Conseil de l’Europe, les instruments adoptés par celui-ci ne s’appliquent pas en l’espèce.
Concernant la modification du droit interne postérieurement aux événements de décembre 2011, le lien de cause à effet est évident. La législation ainsi amendée dans un sens plus restrictif représente un recul par rapport à la situation antérieure en matière de droit international des droits de l’homme, en témoignent les inquiétudes exprimées à l’occasion de l’examen périodique universel du Kazakhstan en 2014.[9]
Il est important de réitérer que le droit international des droits de l’homme n’est pas pour l’Etat un appendice superflu au corpus de ses obligations internationales. Plus qu’une nécessité, le respect de la dignité humaine est également central aux intérêts de tout Etat car il en conditionne la légitimé et la stabilité.